Dans la vie, je suis sage-femme, ce qui veut dire que je vais à des naissances régulièrement. Parfois, il y a des silences et les bébés se font attendre, mais en fin de compte si je fais le décompte je vais en moyenne à une soixantaine d’accouchements par année. Pourtant, en quinze ans à côtoyer les naissance, je n’ai pas l’impression d’avoir accouché qui que ce soit…

Les femmes accouchent avec moi, mais je ne les accouche pas.

Bon, il y a bien quelques histoires de temps à autre où je dois mettre mes doigts, encourager à pousser activement, et même faire une ventouse s’il le faut, mais malgré ça je n’accouche personne. Certes, parfois j’aide plus activement que la moyenne, mais c’est pour ça que les femmes accouchent avec moi, pour que je les aide avec mes connaissances si en chemin les choses tournent moins bien que prévu.

Si vous lisez mon blogue et que vous faites votre préparation virtuelle avec moi, vous savez que je parle constamment d’un nouveau paradigme de la naissance, où accoucher se vit entre science et sacré sans être à priori un événement médical. Bref, dans ma vision « holistico-moderne » de la naissance, il y a les accouchements du paradigme médical et ceux du nouveau paradigme. Moi, je travaille et écris pour les femmes et familles qui choisissent le nouveau paradigme. Je ne convaincs personne. Je ne fais que semer des petites graines de conscience, en jouant avec les mots!

Wikipédia décrit bien la naissance je trouve : « L’accouchement est l’action de mettre au monde un enfant. » (1) En lisant ces simples mots, il m’apparait évident que dans ma vie je n’accoucherai personne d’autre que mes propres enfants.

Je joue sur les mots, me direz-vous ?

Pas vraiment je trouve. Laissez-moi vous expliquer pourquoi…

Depuis que le monde est monde, jamais la naissance n’a été aussi médicalisée que depuis les cent dernières années. Et comme l’histoire n’est pas sans séquelles, nos visions et vocabulaires pour parler de la naissance ont changé.

Si on dit que les femmes se font accoucher, cela implique qu’elles « se couchent et s’alitent »(2) en s’en remettant au « faire » d’autrui. Évidemment si une femme accouche par césarienne, on comprend l’importance de s’en remettre au « faire » d’autrui.

Mais quand la femme choisit d’accoucher dans sa puissance, avec confiance et conscience, en suivant l’instinct de son corps, il y a fort à parier qu’elle ne va pas se coucher pour s’en remettre au « faire » d’autrui.  Il ne vient à l’idée d’aucune femme qui enfante dans sa puissance de pousser son bébé sur le dos, en cherchant l’appui des étriers !

C’est à mesure que l’histoire s’est écrite, à force d’être endormie, attachée et dirigée, que les femmes en sont venues à dire d’emblée (en parlant de leurs histoires de naissance) : « Moi, c’est une telle qui m’a accouchée… »

Ce réflexe linguistique est ancré en nous à un tel point que même la femme qui enfante le plus librement possible va finir par dire qu’elle s’est fait accoucher par quelqu’un. Ce ne serait pourtant pas si difficile de dire plutôt qu’elle a accouché « avec », ou « accompagnée », par une telle. Mais le réflexe est ancré jusqu’au subconscient.

Autre nuance intéressante dans notre langage entourant la naissance, est celle de la « délivrance » du placenta. Puisque la sortie du placenta et de ses membranes marque la fin de l’accouchement, utiliser le terme « délivrance » c’est comme dire que la femme sera « délivrée » de sa prise en charge, seulement quand le placenta sera évacué.

Bien que le sentiment de soulagement soit réel quand le placenta sort, il faut à mon avis cesser de sous-entendre qu’il délivre la femme d’une menace quelconque. Personnellement, je préfère appeler cette étape « l’achèvement », parce qu’elle marque la fin de l’enfantement et le début de l’étape du tissage.

Revenons à nos moutons.

Je ne compte plus les fois où j’ai croisé une ancienne cliente dans un magasin et que celle-ci me présente (à sa mère, ou son amie) en disant  quelque chose comme:

C’est elle qui m’a accouchée ! 

Et chaque fois pour moi de répondre :

 « Oh, mais vous savez moi je n’accouche que mes propres bébés. Elle a très bien accouché par elle-même.  En fait pour tout dire, je n’ai presque rien fait ! »

Alors, les images de cette femme en pleine émergence me reviennent. Je la revois à genoux dans le bain ou sur le lit, la main sur la tête de son bébé qui émerge. Je la revois toute puissante dans ce moment. Je me revois assise par terre, effacée, en train de contempler sa capacité innée à enfanter.

Pourtant même elles, disent que c’est moi qui les ai accouchées. C’est dire à quel point l’histoire a marqué notre façon de penser et s’exprimer quand on aborde et raconte la naissance.

Il ne faut pas mettre toute la responsabilité des mots sur les femmes quand même !

Même si une partie de l’humanisation des naissances passe par la volonté des femmes et familles à vivre l’enfantement davantage dans la physiologie du processus, il y a une (grande) part de la responsabilité qui revient aux professionnels de la naissance.

Et si comme médecin et sage-femme on changeait notre propre façon d’aborder notre rôle ?

Qu’on disait plutôt:  « Je vais aller à l’accouchement de … », ou « Je vais accompagner une telle dans la naissance de son bébé… » La nuance peut sembler banale, mais à long terme dans l’histoire elle ne l’est pas. C’est par de tels changements dans nos mots qu’on sèmera au fil du temps une nouvelle vision de l’enfantement.

Scène banale de l’obstétrique moderne.

L’autre jour, j’étais à l’hôpital, j’attendais une cliente pour une raison « x ». J’étais assise dans le corridor de l’étage d’obstétrique, dont le silence rappelle qu’ici les femmes accouchent avec la péridurale, et une femme médecin est passée, entourée par trois de ses résidents.

Ils avaient l’air pressés et marchaient avec une assurance qui est propre aux médecins. En passant devant moi, la patronne a dit à ses résidents :

Bon là, on va aller accoucher la petite dame de la chambre 18 et après on ira accoucher l’autre de la chambre 11.

Et ses résidents la suivaient d’un pas convaincu, en buvant chacun de ses mots. Bref, une scène banale (de tous les jours) dans le paradigme médical de la naissance. Or je n’ai pas pu m’empêcher de constater à quel point la roue continuera de tourner tant et aussi longtemps qu’on ne changera pas notre langage, et que l’on continuera de se donner le mérite du « faire » des femmes qui enfantent.

Je vais terminer ce billet en vous rappelant les sages paroles de ma défuntes amie Stéphanie St-Amant à la page 1 de sa thèse mémorable :

“…Comme si nous étions nés-es de la dernière pluie. Comme si l’humanité ne survivait au phénomène périlleux qui nous voit venir au monde que depuis les 40 secondes que représente la médicalisation généralisée de la naissance si l’on ramenait à 24 heures le temps d’homo sapiens.” (3)

Références :

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Accouchement
  2. http://www.cnrtl.fr/etymologie/accoucher
  3. http://www.archipel.uqam.ca/6134/1/D2593.pdf